Discours de Renaud Donnedieu de Vabres


Chère Jeanne Moreau,

Il est des moments rares, des moments d'exception, dans la vie d'un Ministre de la Culture, des moments que mes collègues du gouvernement m'envient au plus haut point, parce qu'ils marquent, plus qu'un mandat, une vie entière. Rendre ce soir les hommages de la France à celle qu'Orson Welles qualifia de « plus grande actrice du monde », figure très certainement parmi les plus beaux et les plus émouvants de ces moments.

Votre carrière exceptionnelle, votre présence, votre personnalité ont fait de vous une figure de proue du cinéma, une égérie des planches, une actrice mythique. Une grande dame qui a profondément touché le c½ur du public, en France et dans le monde, où vous êtes devenue l'ambassadrice universelle du cinéma, de l'art, de la culture et de l'élégance de notre pays.

Comment retracer la course d'une étoile ? Vous avez traversé l'histoire du septième art avec la même grâce, la même élégance, le même talent ; votre beauté a donné corps aux plus grands personnages et votre voix reconnaissable entre mille, grave, chaleureuse, mystérieuse et suave, nous a tous envoûtés. Lorsqu'elle s'est lancée dans la chanson, elle est restée mémorable. Votre voix, mais aussi votre regard, profond, intense, authentique, ce regard rempli d'amour, pour toutes celles et tous ceux qui vous ont accompagnée, pour toutes celles et tous ceux dont vous avez sublimé le talent ou qui ont su déceler le vôtre.

Ils sont nombreux. Le premier, et non le moindre d'entre eux, est Jean Vilar. C'est lui qui vous fait monter sur les planches, pour la première semaine théâtrale d'Avignon, dans la pièce La Terrasse de midi. Et si vous rejoignez ensuite la Comédie-Française, enchaînant une vingtaine de succès parmi lesquels la création des Caves du Vatican, d'André Gide, vous n'hésiterez pas à retrouver votre premier Pygmalion pour vous lancer, avec lui, et aux côtés de Gérard Philipe, dans la magnifique aventure du Théâtre National Populaire. C'est aussi cette audace, cette originalité, cette indépendance, cette force de volonté et de caractère, cette profonde et absolue liberté, qui ont toujours impressionné vos collaborateurs et fasciné votre public.
Oui, vous êtes une femme éprise de liberté, prête à relever tous les défis. Après avoir connu le triomphe avec la troupe du TNP, vous voulez conquérir le théâtre de boulevard, et vous faites vos débuts dans L'Heure éblouissante, de Charles Morgan, aux côtés de Pierre Blanchar et de Suzanne Flon. Et quels débuts ! Suzanne Flon tombe malade le lendemain de la générale et vous décidez de reprendre son rôle, en jouant à la fois la femme et la maîtresse. Véritable prouesse technique et dramatique, votre double interprétation, tourbillon de caractère, de jeu, de voix et de costume, vous propulse au firmament des vedettes de théâtre. Vous portez à bout de bras cinquante de ces représentations, avant de confirmer, par votre magnifique carrière sur les planches, que vous pouvez jouer tous les rôles.

Celui du Sphinx dans La Machine infernale, vous vaut ce superbe compliment de Jean Cocteau : « Tu n'es plus toi, tu es le Sphinx. » Toujours avec Jean Marais, vous remportez un immense succès avec Pygmalion, de Georges-Bernard Shaw. Vous débordez de sensualité dans la pièce La Chatte sur un toit brûlant, mise en scène par Peter Brook. Avec Michel Lonsdale, Gérard Depardieu, Delphine Seyrig et Sami Frey, vous jouez La Chevauchée sur le lac de Constance, de Peter Handke, contribuant à mieux faire connaître ce grand créateur en France. Vous égrenez les triomphes et côtoyez les plus grands noms de notre scène dramatique, qui trouvent en vous une actrice de génie, inspirée, habitée.

Si vous illuminez nos écrans de cinéma dès 1948, avec Dernier amour, de Jean Stelli, puis dans des films de Henri Decoin, Jacques Becker, Gilles Grangier, Denys de La Patellière, pour ne citer qu'eux, c'est en 1957 que vous conquerrez véritablement le septième art, avec le chef d'½uvre de Louis Malle, Ascenseur pour l'échafaud, qui apporte un véritable nouveau souffle au cinéma français.

« Ascenseur pour la gloire de Jeanne Moreau », titrent alors les journaux, tant votre beauté, votre talent, votre virtuosité irradient et subjuguent le public. Louis Malle vous offre un nouveau rôle culte, dès l'année suivante, celui de Jeanne Tournier, dans Les Amants. Sublime en femme libérée de toute convention, affranchie de toute contrainte, vous êtes l'âme de ce chef-d'½uvre à l'esthétique raffinée, qui annonce la liberté de ton de la Nouvelle Vague, et souffle son parfum de scandale jusqu'au Festival de Venise, où il reçoit le Lion d'argent.

Héroïne sulfureuse également dans les Liaisons dangereuses de Roger Vadim, aux côtés de Gérard Philipe, vous campez une Juliette de Merteuil en guerre contre la chasteté. En 1960, vous brillez à nouveau, aux côtés de Jean-Paul Belmondo, dans l'adaptation du roman de Marguerite Duras, Moderato Cantabile, sous la direction de Peter Brook.

La Nouvelle Vague trouve en vous une égérie superbe, passionnée, insaisissable, à l'image de Catherine, l'héroïne mythique du film non moins culte de François Truffaut, Jules et Jim. Vous y déployez toute la puissance de votre jeu, et entraînez les spectateurs dans le tourbillon de vos amours, de vos plaisirs et de votre légèreté. Et ce tourbillon vous emporte au-delà de nos frontières, puisque vous partagez, la même année, la vedette du Procès d'Orson Welles avec Anthony Perkins.

La suite, nous la connaissons tous. Vous connaissez une gloire internationale, vous remportez les prix les plus prestigieux, dans le monde entier, notamment à Cannes, à Berlin, à Venise, mais aussi à Hollywood. Votre carrière est constellée de succès éclatants, vous donnez la réplique aux plus grands acteurs, et vous envoûtez la caméra des plus grands réalisateurs, Michelangelo Antonioni, Jacques Demy, Jean-Luc Godard, Luis Bunuel, Elia Kazan, Henri Verneuil, Rainer Werner Fassbinder, Theo Angelopoulos, Wim Wenders, Laurent Heynemann, Agnès Varda, François Ozon, plus récemment, pour ne citer qu'eux.

Plus qu'une actrice de cinéma ou de théâtre, plus qu’une grande artiste, vous êtes une véritable muse, une inspiratrice, une source à laquelle s'abreuvent les auteurs, les réalisateurs, les comédiens, auxquels vous offrez votre grâce et votre esprit.

Vous êtes aussi une véritable découvreuse, à l’instinct très sûr, et vous n'hésitez jamais à faire confiance à de jeunes réalisateurs, à prendre de véritables risques. Soucieuse de transmettre votre belle expérience, vous donnez des conférences dans le monde entier, attentive à accompagner les jeunes talents qui se lancent dans l’exigeante carrière du spectacle. Je pense en particulier au Festival d'Angers, où vous avez créé des ateliers d'écriture. Je pense aussi à votre générosité à l'égard des jeunes réalisateurs et des jeunes comédiennes. C'est avec cette même générosité, cet instinct et cette curiosité que vous avez présidé la Commission d'avances sur recettes.

Vous avez conquis les planches, le grand écran, le petit, également, aux côtés, notamment, de Josée Dayan. Interprète de génie, vous êtes aussi une grande créatrice. Vous êtes passée derrière la caméra, dès 1975, tout d'abord, pour votre très beau premier film, Lumière, dont vous interprétez le rôle principal, aux côtés de Lucia Bosé ; en 1978 ensuite, pour L'Adolescente, avec Francis Huster et Simone Signoret, qui relate le basculement du monde occidental à la veille de la seconde guerre mondiale ; en 1983, également, pour le documentaire Le Portrait de Lilian Gish.

Vous vous êtes également lancée dans la mise en scène, pour la pièce Un trait d'esprit, de Margaret Edson, à Lausanne, reprise avec succès au Théâtre de Chaillot à Paris, et au Théâtre Célestin à Lyon. Avec votre complice Josée Dayan vous avez également mis en scène l'opéra de Verdi, Attila, à l'Opéra Bastille.

Le cinéma, le théâtre, l'opéra, la mise en scène, la réalisation, aucun domaine ne résiste à votre talent, à votre charme, à votre intelligence. Que vous restait-il encore à conquérir ? Votre voix exceptionnelle séduit le monde de la musique, vous avez partagé l'affiche du Carnegie Hall avec Frank Sinatra, et remporté le grand Prix de l'Académie du disque Charles Cros.

Il me tenait à c½ur de vous exprimer ce soir, non seulement la reconnaissance de la France pour votre contribution éminente à la force de sa culture et de son rayonnement, mais aussi, et surtout, mon admiration personnelle, celle d'un amoureux de cinéma qui, depuis de nombreuses années, vous considère comme l'une de nos plus grandes artistes.

Vous êtes un véritable symbole de ce métier de comédienne, que vous aimez tant, et dont vous dites qu'il est une « manière de découvrir l'humanité, au-delà des mots et des gestes ». Première femme élue à l'Académie des Beaux-Arts, vous êtes aussi l'emblème de la femme libre, entière, généreuse, qui n'a pas hésité, par exemple, à s'engager pour le droit des femmes à disposer de leur corps. Votre énergie débordante et votre éternelle jeunesse ont fait de vous l'une des plus belles ambassadrices de notre pays. Hitchock, en vous embrassant, ne déclara-t-il pas : « J'embrasse la France » ? La France vous rend aujourd'hui l'honneur que vous lui faites, de la représenter si brillamment.

Chère Jeanne Moreau, au nom du Président de la République, et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons Commandeur dans l'ordre national du Mérite.