Discours de Mlle Moreau

INSTITUT DE FRANCE

ACADEMIE DES BEAUX-ARTS

DISCOURS DE Mlle Jeanne MOREAU
Lu à l’occasion de son installation comme membre de la Section des Créations artistiques dans le Cinéma et l'Audiovisuel

SEANCE DU MERCREDI 25 JUIN 2003
Monsieur le Chancelier,Monsieur le Président,Monsieur le Secrétaire Perpétuel,Monsieur l'Ambassadeur,Cher Pierre Cardin,Mes chers Confrères,Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,
C'est avec une grande émotion et une profonde reconnaissance que je me présente à vous, aujourd'hui, ce 10 Janvier 2001.
Cher Pierre Cardin merci pour vos éloges et votre amitié.
Chers Confrères je souhaite ne jamais vous décevoir, vous qui m'avez choisie, élue. Mais je vous dois la vérité : en m'installant dans ce fauteuil nouvellement créé, vous m'imposez une épreuve, vous me privez de ce que je fais le mieux : l'éloge d'une personne talentueuse et de son ½uvre. J'ai une disposition naturelle à l'admiration et la reconnaissance.
Alors comment contourner l'épreuve? Faire l'éloge de ce fauteuil nouvellement créé, comme me l'a conseillé avec humour mon Collègue, Gérard Oury ?
Ce fauteuil où je ne me suis pas encore assise? que j'ai à charge d'honorer, sous la Coupole? où l'Académie des Beaux Arts installe ses nouveaux membres seulement depuis 1976 ? Cette coupole si particulière, qui surmonte un bel édifice en arc de cercle, au bord de la Seine, face au Louvre et qui fut construite grâce aux deniers de Mazarin sur les plans de l'architecte Louis Le Vaux.
Alors, merci fauteuil! dont je ne connais pas encore les vertus, et grâce auquel je fais partie d'un groupe d'hommes exceptionnels, et où il y a encore trop peu de femmes. Je crois que je suis la première à entrer à l'Académie des Beaux Arts. Mais il y a un siège vacant, dans la Section Créations Artistiques dans le Cinéma et l'Audiovisuel à laquelle j'appartiens, et j'espère qu'une femme viendra me rejoindre. Et pourtant, à partir de 1663, l'Académie Royale de peinture avait accueilli quatorze femmes dont Madame Vigée-Lebrun. Trêve de reproche, l'actrice et le metteur-en-scène reprennent le dessus. Je trouve ce lieu historique magnifique! il est propice à une cérémonie exceptionnelle. Le rituel en est établi depuis plus de trois siècles ; il impose des règles immuables : pas de soucis de mise en scène, la mise en place est parfaite. Le public est nombreux, les participants ont été choisis avec soin et magnifiquement vêtus de l'Habit Vert, dont Bonaparte, en 1301 a doté les Académiciens. Cet habit, noir ou bleu nuit profond, est brodé de feuilles d'olivier, symbole de la Sagesse. J'ai toujours su que je n'étais rien sans les autres. J'ai besoin d'eux. Alors mes collègues seront le ch½ur... muet!
Un fragment de texte a jailli du passé lorsque je suis entrée ici pour la première fois, le 6 Décembre 2000, lors de l'installation de mon Confrère, Henri Verneuil. D'où je suis, maintenant, je pourrais presque devenir le Sphinx, la Déesse des Déesses, Némésis, qui dans l'acte II de La Machine Infernale de Jean Cocteau s'adresse à ¼dipe sous la forme d'une jeune fille :
«Et je parle, je travaille, je dévide, je déroule, je calcule, je médite, je tresse, je vanne, je tricote, je natte, je croise, je passe, je repasse, je noue et dénoue et renoue, retenant les moindres n½uds qu'il me faudra te dénouer ensuite sous peine de mort.»
Ce texte me ramène aux circonstances qui ont justifié votre choix. Ces circonstances s'appellent la Vie. Ma vie. Une petite histoire qui ne se répétera jamais, inscrite sur le vent ou dans quelques mémoires. Sur la pellicule cinématographique, ce sont les multiples incarnations de la comédienne, mes enfants donnés sans retour, choyées puis oubliées. Enfin pas toutes. Tout ce qu'a énuméré Pierre Cardin c'est la partie spectaculaire, connue, plus ou moins célébrée. Alors? L'intrigue de notre spectacle? Elle est mince, un monologue bien évidemment, où je veux vous dévoiler, qui je suis, d'où je viens, vous faire cadeau de souvenirs enfouis, qui ont ressurgis violemment, pendant que je me préparais pour vous tous.
La force mystérieuse des mots, m'a frappée dès l'enfance, d'où l'application fiévreuse avec laquelle je couvrais les pages bien réglées de mon premier cahier d'écriture, de bâtons inclinés bien rangés. La couverture du cahier était de couleur bleue ; ma mère y avait inscrit mon nom, de son écriture particulière, très ronde, sans pleins ni déliés. Il y avait aussi mon adresse : 35, rue de Paris à Vichy et puis le sexe : féminin. Il m'était impossible d'échapper à cette discipline, tant je voulais déchiffrer le sens et les sons, ou le son et les sens, je ne sais pas encore quel ordre est le véritable, il fallait donc que je passe par la forme.
D'après l'histoire familiale qui m'a été transmise, j'ai su écrire et lire ou plutôt, prononcer mes premières syllabes, à trois ans et demi. Inconsciemment déjà, j'avais la certitude, que l'inexactitude, l'approximation, débouchaient vite sur le jugement hâtif, l'injustice, l'étroitesse d'esprit et un horizon limité. J'étais exaltée par la perspective immense de la vie, la mienne et celle des autres confondues, et quand je découvris la géographie sur un vieil Atlas, l'énormité de la tâche qui s'offrait à ma curiosité, m'a terrassée ; d'où ma recherche compulsive de tout ce qui était imprimé : journaux, prospectus, enseignes, modes d'emplois de médicaments - ma grand-mère paternelle en usait beaucoup, menus - mon père et mon oncle étaient restaurateurs - tarifs de boutiques spécialisées etc.
A Vichy, nos voisins de droite étaient dans l'ordre : un magasin de Pompes Funèbres, la Maison Roblot, et une épicerie. Le propriétaire de l'épicerie, Monsieur Montagne se dissimulait derrière une pyramide de savons de Marseille qui me paraissait vraiment une montagne, étant donné ma taille. Monsieur Montagne caché derrière cette pyramide épiait les petites filles, et du coup j'en volais un de temps à autre par défi, et je les cachais sous la caisse du bar dont s'occupait ma mère ; ils étaient bien rangés sous les vieux journaux et les revues osées - couvertes de femmes nues laissés par les voyageurs de commerce qui passaient une nuit à l'hôtel.
L'hôtel de mes parents s'appelait l'Hôtel de l'Entente, j'imagine que c'était une allusion à l'Entente Cordiale. Pour ceux qui sont trop jeunes, l'Entente Cordiale est un Traité qui fût signé avant la Guerre de 1914-1918. Un beau jour, je fus prise la main dans le sac. J'avais d'abord chipé des pistaches que j'avais croquées immédiatement et en sortant, j'avais glissé ma main sous le filet qui protégeait la pyramide et j'avais volé un énième savon de Marseille. Scandale! Mon père me tira par l'oreille. Je lui montrais où les savons étaient cachés, il y en avait vingt-quatre! Mon père les rendit avec arrogance comme pour prouver que je les avais mis de côté, ce qui ne m'a pas épargné une bonne fessée! Normal : en ce temps-là on disait cela et on le faisait et en plus du larcin, j'avais découvert qu'il lisait des revues interdites.
Sur le trottoir d'en face il y avait une boulangerie-pâtisserie sans grand intérêt, et à côté la boutique «Cuirs et Crépins» où j'étais une habituée : je rangeais les clous, les semences, les fers, les semelles, les talonnettes. Je terrorisais la petite fille de la maison pour qu'elle me passe les bons de commande de son père que je classais par ordre chronologique. Le père avait son désordre ordonné, furieux il finit par fermer le tiroir à clé, clé qu'il ne retrouvait jamais quand il en avait besoin puisqu'il était désordonné.
Mais avant d'en terminer avec le trottoir d'en face, je reviens à notre voisin le plus proche, le voisin de droite, : la Maison Roblot. Elle était tenue par un jeune couple marié depuis peu, ils avaient un enfant, un bébé menu et silencieux de quelques mois, qui sentait l'aigre et dont les petits ongles aigus puisqu'ils n'étaient jamais taillés - sa mère les mordillait quand ils étaient trop longs - me griffaient le visage quand je me penchais vers lui. Sa mère le posait quelquefois sur mes bras raides, arrondis en corbeille et je n'avais qu'une hâte, le déposer dans son berceau en rotin, habillé de cretonne fleurie, bleue, jaune et verte. Je voulais absolument retourner dans la boutique fermée à cette heure-là. Il était sept heures du soir, c'était l'hiver avant Noël, j'avais cinq ans. Eclairé par deux lampes à pétrole, le jeune père peignait des jardinières en vert. Ces jardinières étaient remplies de glaise de même couleur, dans laquelle il piquait des tulipes en verre mat, toutes raides et multicolores. C'était la grande mode à l'époque ; cette mode n'a pas duré longtemps, à la première averse, les tulipes se brisaient. Il préparait aussi - et cela m'intéressait beaucoup - les couronnes et les larges coussins en fleurs perlées dont il fallait tordre les tiges en laiton, pour leur donner la forme voulue et déployer les pétales des fleurs mauves, vieux rose, gris et blanc. La touche finale : un large ruban métallique vierge de toute inscription, perforé de chaque côté comme la pellicule cinématographique, et dans une longue boîte en bois rectangulaire à casiers, toutes les lettres de l'alphabet rangées par ordre. Ces lettres munies de petits crochets flexibles s'accrochaient ainsi aux trous rectangulaires et étroits qui bordaient le ruban, et c'est là que j'intervenais. J'avais sous les yeux le carnet de commandes où était inscrit les formules consacrées, choisies par les familles. Je suivais fidèlement les phrases, l'orthographe, je mesurais les interstices et si il me restait de la place, il m'arrivait d'ajouter : «Amour toujours», «L'oubli jamais» «Regrets éternels» en pensant: «On verra bien : si les gens pleurent, ils n'y verront que du feu, les autres trouveront ça original et touchant». Ces exercices d'écriture ne furent sans doute jamais utilisés.
Ce jeune couple venait du Nord : dépaysés, modestes et accueillants, ils me paraissaient très mystérieux. Ils ne me posaient jamais de question, parlaient peu, ils me laissaient feuilleter les quelques livres qu'ils possédaient. Un seul était relié, en cuir vert, très neuf. Il avait été peu manipulé. Les feuilles de papier translucide protégeaient des gravures qui représentaient des hommes noirs, travaillant dans les mines, dans des goulets étroits, éclairés par des lampes accrochés aux parois, on les appelait «les gueules noires». J'y ai appris ce qu'étaient les coups de grisou, le travail terrifiant dans ce qui me paraissait être l'enfer, dont ma grand-mère dévote, Catherine Moreau, me parlait à voix basse, comme si elle me menaçait. Ces visites clandestines durèrent tout un hiver jusqu'au jour où mon père, se plaignant des mauvaises affaires et d'avoir à se lever à cinq heures du matin pour aller au marché me dit : «Tu verras quand tu seras grande, la vie est dure.»
Je lui dis: «Eh ben qu'est-ce que tu dirais si tu travaillais dans la mine». Ce fut l'explosion!«Mais où va-t-elle chercher ça ! Elle est complètement folle !»
  • Je l'ai lu dans un livre!
  • A la maison il n'y avait pas de livre à part la Bible de ma grand-mère et un Atlas écorné. A partir de ce jour-là, mes visites nocturnes à la Maison Roblot me furent à jamais interdites. Je rencontrais quelquefois dans la rue, la jeune femme avec le bébé fragile et pâle, elle me saluait de la tête, sans jamais me regarder. Au printemps suivant, le jeune couple n'était plus là, j'appris que le mari avait demandé un transfert pour une succursale plus modeste dans leur province natale.
    Le nouveau gérant, rougeaud, fort en gueule, était un client assidu du bar de mes parents. Il sifflait son verre de vin blanc sec, tôt le matin. Je le croisais en allant à l'école religieuse. Copain de Monsieur Montagne, il dénouait les rubans du tablier de Zoé la serveuse, et je le surpris un jour dans la petite entrée de notre hôtel qui séparait le restaurant du bar, en train d'essayer de lui tripoter les seins. Zoé était Russe, elle ne parlait pas français. Il profitait de son silence révolté. J'en pleurais avec elle, en essayant de la consoler. On était bien loin de mon enseignement chez les s½urs, des prières et du rituel des vêpres qui me ravissait.
    Fini le voisinage de droite : les savons de Marseille et les urnes funéraires ; j'inventoriais le voisinage de gauche. L'abord en était difficile, l'entrée interdite, l'entrée d'un grand hôtel avec un portier en uniforme bleu, galonné d'or : l'hôtel du Globe. Dès les beaux jours, et l'arrivée des curistes, les soirées étaient dansantes. Un soir, accrochée à la balustrade de pierre, les pieds coincés sur la grille d'un soupirail, je vis, sur une estrade, une jeune violoniste, le corps élancé, dans un fourreau de velours rouge qui dégageait ses épaules. Elle jouait avec une énergie qui ressemblait à de la passion, sa petite tête scandait les coups d'archet, une lourde mèche brune dissimulait son visage ; j'étais sûre qu'elle devait être jolie. Le long cou mince, les bras menus, les doigts agiles et fins dénonçaient la beauté. Je voulais être comme elle : belle et musicienne ou alors danseuse comme Kathleen, ma mère, et porter une robe rouge.
    Victime de mes caprices, maman dansait pour moi seule, elle levait la jambe gauche jusqu'à son épaule, et faisait même le grand écart pour que je consente à manger des carottes. «Cela rend aimable!» disait ma grand-mère. Ma mère était belle, gracieuse, victime consentante d'un mari qu'elle adorait et redoutait à la fois. Elle était ma seule confidente. Elle sut la première que je voulais être violoniste, peut-être danseuse, et sûrement religieuse, pour échapper aux changements d'humeur, aux sentiments contradictoires, aux attirances violentes qui animaient les adultes, afin de me vouer à l'amour absolu pour un seul être, invisible et présent : Dieu.
    J'avais six ans, bientôt l'âge de raison, je savais ce que je voulais. Maman me répondait en anglais : «Who knows ! The future is an unknown land, whatever you decide, I'll help you» «Qui sait? Le future est une terre inconnue, quelque soit ta décision, je t'aiderai». Ce qu'elle fit.
    Je ne vous ai pas encore parlé du lieu de mes délices, de ma caverne d'Ali Baba dans laquelle je me serais laissée enfermer toutes les nuits ; le marchand de journaux, librairie-papéterie, juste en face du restaurant, au coin de la petite rue La Prugne qui menait à la Mairie et à mon école. Sur le trottoir, dès l'ouverture, quand il faisait beau, les journaux et revues étalés soigneusement sur des rayonnages de bois en escalier, les tourniquets de cartes postales et à l'intérieur, l'odeur capiteuse, entêtante, de l'encre d'imprimerie, du papier neuf, du carton, de la colle, de la fibre, de la reliure, du broché, des livres quoi, inatteignables sur leurs étagères, alignés par ordre alphabétique. A ma portée, les hebdomadaires pour enfants : Lisette, Fillette, La Semaine de Suzette. Il y en avait aussi pour les garçons, mais ils ne m'intéressaient pas.
    Les livres d'images, Tintin, Spirou et surtout Bécassine, et les aventures de l'espiègle Lili, tout! tout cela m'était interdit. Le souffle court, j'achetais un pot de colle blanche à l'odeur d'amande, et assise par terre, derrière l'échelle qui permettait d'atteindre les volumes, dont le nom de l'auteur commençait par la lettre A, je lisais furieusement. Je découvrais les tyrannies que l'espiègle Lili faisait subir à son cousin Paul, je rentrais les joues rouges, je faisais mes devoirs avec exaltation, je claquais les portes, je dévorais la soupe que je n'aimais pas. Devant tant d'agitation on me fourrait au lit où je m'endormais comme une brute en rêvant : «Je serai toujours la première et je pourrai lire tous les livres du monde.»
    Et en effet, j'étais la première. En fin de semaine on épinglait sur ma blouse le ruban bleu de la bonne élève. Pendant les cours de couture, je lisais les Evangiles à haute voix. La s½ur me reprochait parfois des élans d'émotion, je maîtrisais mon ardeur, et je lisais à plat, comme on dit, pour repartir de plus belle. Certaines de mes camarades, m'écoutaient bouche ouverte et se piquaient les doigts, j'en étais très fière, je leur transmettais la parole divine. Rien que ça ! Mon ruban bleu n'impressionnait pas beaucoup mon père, il avait tant de soucis. Les affaires allaient mal, les clients se faisaient rares et puis, trop d'études, trop de savoir pour une fille, ce n'est pas très bon. Heureusement je tombai malade. En deux ans j'eus toutes les maladies d'enfance, sauf les oreillons. Angine, phlegmon, fièvre violente, et la diphtérie, l'apothéose! L'enfant unique en danger ressoudait la famille, ma mère ne pleurait plus en cachette, mon oncle Arsène que j'adorais vint de Paris avec la garde-robe de Shirley Temple, petite fille Américaine, ronde et blonde, star-enfant adorée à l'époque. Secrètement outragée je le remerciais avec effusion, lui seul avait peut-être un peu compris. Il ne pouvait pas savoir, le pauvre, que je voulais être longue et brune, vêtue de velours rouge, musicienne et cloîtrée, lectrice à l'occasion et danseuse aérienne devant l'autel embrasé de cierges pendant l'office religieux.
    Toujours est-il que ces fièvres brûlantes, ces maux spectaculaires me donnèrent droit à tous les hebdomadaires : Lisette, Fillette, Suzette ; aux livres d'images : Lili et son cousin Paul, Bécassine et puis miracle! Tous les volumes de la Comtesse de Ségur étaient sur une petite étagère nouvellement installée. Les potions imbuvables, les piqûres douloureuses supportés avec un stoïcisme enivrant, me donnèrent droit, enfin, aux Contes et Légendes de tous les pays, j'avais déjà épuisé les contes de Grimm et les contes de Perrault. Convalescente je repris mes études à la maison dans mon lit. Je retrouvais les bonnes notes, les mentions «bien» mais le docteur inquiet par tant d'activités, conseilla la campagne, et je partis chez ma mémé, Julienne Pasquier, une cousine lointaine de mon père que je craignais et révérais.
    Veuve depuis quinze ans, elle régnait sur sa pension de famille à Saint Maurice de Pionsat, dans le Puy de Dôme. Ma mémé était fière de mes rubans bleus, de mes bonnes notes ; elle faisait fi des recommandations parentales qui lui confiaient une enfant délicate et incontrôlable; elle m'appelait «Mademoiselle je sais tout». Plus de carottes, de blanc de poulet, de coquillettes au beurre. Seule la sieste était imposée, mais la lecture était permise. Un pensionnaire - professeur d'histoire à la retraite - me prêta l'Illiade et l'Odyssée.
    Je devins catholique païenne. En fréquentant l'Olympe, les Dieux, les demi-Dieux, et les humains qui se liaient avec eux ; le cloître ne me paraissait plus indispensable. La moisson, la batteuse, les hommes et les garçons suant sous le soleil, la procession du mois d'Août, où nous grimpions une montagnette en chantant à gorge déployée : «Prends ma couronne je te la donne, au ciel n'est-ce pas tu me la rendras», éveillaient en moi des émotions exaltantes bien loin de l'ascétisme. Je provoquais des batailles corps à corps avec mes copains, Jacquot et Jeannot et je tombais amoureuse du chauffeur d'autobus, René Lacouture. Je vis mon premier mort, paisible et froid avec sa mentonnière d'un blanc éclatant à la lueur des bougies. Je vis les chiens accouplés, arrosés d'eau froide avec le tuyau d'arrosage de la terrasse. Je vis la fille du menuisier, jupes relevées qui gémissait sous le poids d'un jeune homme échevelé, qu'elle épousa en blanc, l'année suivante.
    Chez mes grands-parents Anglais où j'allais moins souvent: le voyage était long et onéreux, et ma mère qui devait m'accompagner, obtenait rarement de mon père qu'il la laissa partir; la vie était réglée comme du papier à musique. Mon grand-père partait à sept heures du matin rejoindre son bateau, il y enseignait la navigation à voile. Les femmes, ma Grandma et Maman, faisaient le ménage en parlant sans interruption, elles ne s'étaient pas vues depuis deux ans. Tous les potins des deux dernières années y passaient. Du petit jardin où je plantais des capucines et des pois de senteur, j'entendais un flot de paroles, une mélodie, ponctuée de «and she said...», «and she said...», «And she said...» - «et elle a dit...», «Et elle a dit...», «Et elle a dit...»
    Heureusement, mon grand-père m'emmenait souvent avec lui. Arrivés au port, il me faisait revêtir un vieux pantalon raide, trop grand, sentant le goudron, un pull bleu marine usagé qui me descendait jusqu'aux genoux, et nous partions sur le petit bateau de pêche le «Wagtaih , «Hochequeue». Par beau temps nous apercevions les côtes de France. Il m'apprit les marées, les lunaisons, les étoiles, il m'apprit à raccommoder les filets de pêche, et à maîtriser le mal de mer, en pompant énergiquement l'eau qui stagnait au fond de la coque. Au retour, il s'arrêtait au Pub, «The Golden Rooster», «Le coq doré», où je me changeais pendant qu'il buvait son whiskie. Nous rentrions en silence. Je ne devais jamais dire qu'il m'avait emmenée en mer et habillée en garçon.
    Et maintenant un raccourci, une ellipse comme au cinéma quand le scénario risque d'être trop long.
    1936 : Le Front Populaire, la faillite de mon père, 1937 : la naissance de ma petite s½ur, la mort de mon oncle Arsène, le retour à Paris, et puis la mobilisation, la guerre, l'exode où je vis bien d'autres morts fauchés à la mitrailleuse dans les fossés. L'occupation ; ma mère anglaise arrêtée puis relâchée, allant signer tous les jours au commissariat de police du 9ème arrondissement. Pour moi, l'école de la rue Chaptal, les examens annuels pour obtenir une bourse, le lycée Jules Ferry, les étoiles jaunes, les camarades absentes et jamais revues, l'indignation mêlée de peur, la colère, le marché noir, la prostitution, les soldats allemands, pantalon plié sur le bras gauche, qui faisaient la queue dans l'escalier de l'hôtel de passe, où nous habitions : deux chambres et une cuisine au 5ème étage. Je les croisais le matin en allant au lycée. Les tracts des jeunesses communistes distribués en douce sur les boulevards. L'exaltante sensation de frayeur, à transgresser l'interdit, atteint son apogée, un jeudi après-midi du mois de Mars 1944 où j'assistais avec mes trois amies : Jacqueline, Huguette et Simone, en cachette de mon père, à la première représentation théâtrale de ma vie : «L'Antigone» d'Anouilh au Théâtre de l'Atelier. Et quand j'entendis Antigone dire à Créon :
    «VOUS me dégouttez tous avec votre bonheur! Avec votre vie qu'il faut aimer coûte que coûte. Moi je veux tout, tout de suite, et que ce soit entier, ou alors je refuse! Je ne veux pas être modeste, moi et me contenter d'un petit morceau si j'ai été bien sage. Je veux être sûre de tout aujourd'hui et que cela soit aussi bien que quand j'étais petite, ou mourir !»
    Ce fut l'éblouissement : l'éblouissement de la vocation. Ma place était là-bas, dans la lumière ; l'intransigeante, la rebelle, à résister aux Dieux, à proférer pour ceux qui n'osaient pas, ne pouvaient pas ; ce devait être moi. Mon choix était fait. J'avais seize ans. Je ne me mouchais pas du coude. Je forcerai mon père à admirer ma différence.
    La joie folle de la Libération fut éclipsée par Phèdre à la Comédie Française. Marie Bell, vêtue de rouge, ah les robes rouges! Phèdre sublime, murmurant à Hippolyte :
    «Oui prince, je languis, je brûle pour Thésée, je l'aime, non point tel que l'ont vu les enfers, volage adorateur de mille objets divers, qui va au Dieu des morts déshonorer la couche, mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche, charmant, jeune, traînant tous les c½urs après soi, tel qu'on dépeint nos Dieux ou tel que je vous VOIS»
    Je faillis m'évanouir. Les jeux étaient faits. J'étudiais comme une folle. J'apprenais des poèmes, des scènes de tragédies de Racine : Phèdre, de Bérénice, d'Iphigénie, des scènes d'Alfred de Musset, «On ne badine pas avec l'amour». Mais Racine, ah oui Racine, surtout Racine ; pas Marivaux, pas Molière, trop léger ou trop rationnel, pas Corneille, trop politique pas assez passionné.
    Avec la complicité de ma mère, je pus trouver un acteur qui me fit travailler, Monsieur Laurencin de l'Odéon. Il me fit apprendre les contes de Mon Moulin et les Fables de la Fontaine : alors ça c'était la frustration. J'étais bien loin des grandes héroïnes de tragédies. Mais enfin, enfin je rencontrais mon maître, Denis d'Inès, doyen de la Comédie Française. Il me fit travailler gratuitement, me prépara pour le Conservatoire où je fus reçue auditrice. Un an plus tard, après avoir joué en tant qu'élève, Véra Alexandrovna, dans «Le mois à la campagne» de Tourgueniev, je signais mon contrat de pensionnaire le 23 Janvier 1948, le jour de mes vingt ans.
    J'entrais à La Comédie Française, dans la maison de Molière. Ce voyage mouvementé qu'est la vie, m'a mené jusqu'à vous cinquante-trois ans plus tard, dans ce palais magnifique. Je ne vous ai pas parlé de cinéma, qui est pourtant ma grande passion, et qui m'a rendue célèbre. J'ai voulu rendre hommage à ceux qui sans le savoir, ont nourri ma vocation ; soit en y faisant obstacle, soit en m'y encourageant. Mes parents, proches ou lointains, mes camarades d'école, mes camarades du cours dramatique, et mes professeurs. Mon professeur de Français, Madame Biraux, brune avec les yeux si bleus, mon professeur de diction, Monsieur Laurencin, Jean Leuvret, Jean Meyer, Georges Perros, Jean-Louis Richard, Robert Hirsch et bien d'autres.
    En m'honorant, vous les honorez aussi bien que ceux, qui, internationalement connus ont enrichi le théâtre et l'art cinématographique de la fin du XXème siècle. Vous avez sans doute remarqué que je ne me suis pas spécialisée dans le cinéma du rire et de la Comédie, le cinéma du divertissement. Je sais être drôle, je vous l'assure. J'ai de l'humour, anglais en tout cas, mais mon goût inné pour les profondeurs et les passions humaines, mon attraction pour ceux dont la recherche rencontre la mienne, ont fait de moi la femme que je suis. J'aurais aimé terminer ce monologue en beauté, en musique comme Mstislav Rostropovich. Je ne peux que vous dire quelques alexandrins de Racine.
    Eriphile, fille d'Hélène et de Thésée, éprise d'Achille, son ravisseur, rivale d'Iphigénie, avoue son amour à sa suivante Doris, dans la scène 1 de l'acte II.
    «Dans les cruelles mains, par qui je fus ravie, je demeurai longtemps sans lumière et sans vie. Enfin, mes faibles yeux cherchèrent la clarté, et me voyant presser d'un bras ensanglanté, je frémissais, Doris, et d'un vainqueur sauvage, craignais de rencontrer l'effroyable visage. J'entrai dans son vaisseau, détestant sa fureur, et toujours détournant ma vue avec horreur. Je le vis, son aspect n'avait rien de farouche.Je sentis le reproche expirer dans ma bouche. Je sentais contre moi mon c½ur se déclarer, j'oubliais ma colère, et ne sus que pleurer. Je me laissais conduire à cet aimable guide. Je l'aimais à Lesbos, et je l'aime en Aulide.»
    Grâce à cette scène, je fus reçue au Conservatoire en 1947, grâce à elle, je suis ici. Ces alexandrins m'ont menée jusqu'à vous.